Un rejet religieux du monde peut conduire, dans la pratique, à des attitudes très différentes : soit un retrait du monde (monachisme, bouddhisme) soit, au contraire, une exploitation forcenée d’un monde de choses que plus rien de sacré ne protège : on détournera un cours d’eau de sa source sacrée, pour opérer (et non animer) un moulin, on déboisera sans scrupules, en attendant de déchaîner la technique sur toute la planète ; jusqu’à épuiser les « ressources naturelles »…
« Celui qui ne croit pas qu’une divinité de la forêt ou de la source peut se venger si l’on souille la source ou si l’on abat la forêt, finira par détruire toutes les sources et toutes les forêts, parce qu’il n’y verra que de l’eau et du bois. » (Raymond Ruyer).
L’entrepreneur, figure de la réussite dans le monde, est aussi celui qui méprise le monde avec le plus de constance.
En principe, un chrétien devrait témoigner à la Nature, œuvre de Dieu, de l’amour et du respect, comme le font de manière exemplaire les disciples de saint François ; il devrait de même respecter la chair, puisque son Sauveur a choisi de s’incarner pleinement.
Mais le chrétien réformé, surtout s’il est « puritain », voit les choses autrement : dans l’amour et le respect de la Terre, il suspecte de fâcheux relents de panthéisme ; et la chair, à commencer par la sienne, lui inspire plus que de la méfiance : de l’aversion. Double « hérésie » : il rejette ou dévalorise le monde, qui est pourtant une création de Dieu ; pire : en repoussant la chair, il « oublie » que le christianisme n’est pas une religion du Livre (sola scriptura) mais de l’Incarnation. Au chrétien on ne demande pas de « comprendre » les Écritures mais bien d’exister comme Christ, d’être le Christ…
En conséquence, l’entrepreneur puritain se livrera sans vergogne à l’exploitation forcenée des choses et des êtres créés, dans ses entreprises à but lucratif car si la chair l’indispose, l’argent au contraire le ravit. Tout le contraire de son adversaire catholique, suspect de paganisme, et qui se confesse (dans le secret) quand il succombe à la tentation de l’argent.
Le rejet puritain du monde, sa dévalorisation, ne se limite pas à la nature, au vivant et à la chair, il affecte aussi bien la société, et tout ce qui, dans l’activité mondaine, ne relève pas de l’exploitation, de l’échange, de l’argent et de la technique. De manière générale, le réformé dévalue l’extériorité au profit de l’intériorité (il intériorise en particulier les conflits), il valorise le for intérieur plutôt que le forum, la foi plutôt que les rites…
Après « Rome » (l’Institution instituante au Moyen Age), il cible toutes les institutions, les autorités et les « rôles sociaux », ces vanités. Destitué le prêtre, aucune tête ne doit dépasser (« tous pasteurs ») ; abolies les inégalités de naissance, puis les inégalités sociales (à la notable exception des différences de fortune), il ne restera plus qu’à mette en cause les talents, après les qualités (celles des gens de qualité) pour qu’advienne enfin un homme sans qualités, un « consommateur », pendant de l’entrepreneur.
Individualiste, il « privatise » en quelque sorte la religion – ce qui met à l’abri de la vigilance laïque, qu’il promeut volontiers, surtout quand elle affecte ses adversaires (catholiques)…
Dans la même perspective, on dévalue l’histoire, une parenthèse qu’il convient de fermer, et la politique (« Un chrétien… n’est le sujet de personne ») dont les conflits profanes doivent céder à la lutte entre le Bien et le Mal : la liberté selon les Anciens, celle du citoyen, s’exerce dans la cité, celle des modernes dans l’abstention –pour mieux s’adonner à ses affaires (busy, business)… Toutes ces vanités sont renvoyées au diable.
Cette religion qui substitue l’autorité de la foi à la foi dans les autorités (Marx d’après Feuerbach) serait même la religion de la fin de la religion instituée…
D’où, selon Marx encore, le caractère « progressiste » et même révolutionnaire de la bourgeoisie libérale pour laquelle il n’est rien de sacré : « Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste » (Manifeste du Parti communiste).
Mais ce qui est ainsi refoulé tend à faire retour : de même que le sexe obsède le puritain, la question des institutions de la religion réformée [1] obsède les contempteurs de l’Institution (romaine). Et l’intériorisation des conflits est propice à la névrose dont on a pu dire que les protestants l’ont « inventée » tout comme ils ont, logiquement, inventé les confessions thérapeutiques, individuelles et collectives…
A la différence de la confession catholique, secrète mais médiatisée (par le confesseur), la confession protestante à l’américaine peut être rendue publique mais sans médiation, dans ces groupes de témoignages ou de thérapie, dont l’animateur n’est qu’un médiateur « technique », à qui manque l’essentiel : le pouvoir de donner l’absolution. Quant à l’audience, elle se contente d’applaudir la performance, on est déjà dans le show, pas loin du showbiz.
Que reste-t-il d’un monde ainsi épuré ?
Le business, donc, et sa figure emblématique, l’entrepreneur. N’en déplaise à Marx, cette fois, le destin du prolétaire c’est de devenir entrepreneur (ubérisé) ou commerçant – ne fût-ce que pour vendre « en ligne » ses cadeaux de Noël. Pour les plus successful, l’argent accumulé, critère de réussite personnelle, est aussi la « preuve » qu’on rend service à la communauté – et peut-être même un signe de la grâce reçue par les élus… Et sinon, entre autres drogues et addictions, l’opium du peuple : Tocqueville observait déjà le lien entre richesse matérielle et fanatisme religieux aux États-Unis ; il ne manquerait pas aujourd’hui de repérer l’émergence d’une religion de la technologie, et la névrose qui infecte désormais les consciences occidentales ou occidentalisées, ouvrant un espace illimité au business des techniques thérapeutiques : la boucle est bouclée…
« America was founded by a nutty religious cult » (l’Amérique a été fondée par les adeptes d’une religion de cinglés, nuts), rappelle Kurt Andersen, dans Fantasyland [2], à ceux qui s’étonnent que les Américains aient pu élire un président « fou »…